Marques à géométrie variable

Une marque protège des produits et services précis. C’est ce que les professionnels appellent le principe de spécialité.

L’Union européenne et la France ont adopté un système de protection par enregistrement. Les deux systèmes présentent de grandes similitudes. Le système de publication officielle et d’enregistrement présente plusieurs avantages, au premier rang desquels:

– le caractère officiel de l’enregistrement et l’octroi d’une protection garantie par l’Etat d’une part, l’Union européenne d’autre part;

– la certitude de la date de commencement des droits (la date de dépôt);

– l’exactitude des produits et services couverts.

Le principe de spécialité est en voie d’harmonisation à l’échelle international e, par l’application de la Convention internationale de Nice (I). Néanmoins, une différence majeure est intervenue après la communication n°4/03 du 16 juin 2003 du Directeur général de l’OHMI. Suite à cette communication, nous pouvons redouter la multiplication de marques dont le périmètre de protection demeure mal défini (II).

I. Caractère international de la désignation des produits et services

a) Une convergence liée aux procédures françaises et communautaires d’examen

 

En France la propriété de la marque s’acquiert par l’enregistrement, ainsi qu’en dispose l’article L. 712-1 al 1er du Code de la propriété intellectuelle (CPI). L’Institut National de la Propriété Industrielle a pour mission de tenir les registres des marques françaises. L’article L. 712-2 du même code pose les conditions de forme de protection d’un dépôt auprès de l’INPI:

 

« La demande d’enregistrement est présentée et publiée dans les formes et conditions fixées par le présent titre [Livre VII, Chapitre II du CPI] et précisées par décret en Conseil d’Etat. Elle doit comporter notamment le modèle de la marque et l’énumération des produits et services auxquels elle s’applique« .

Cette obligation de désigner des produits et services est également reprise par l’article R. 712-3 du CPI, qui énumère les éléments constituant le dépôt. Le formulaire que l’INPI met à disposition des déposants constitue un support permettant de respecter les conditions de forme, du moins dans la plupart des cas.

De manière similaire, la protection des marques communautaires s’acquiert par l’enregistrement, ainsi qu’en dispose l’art. 6 du règlement communautaire n°40/94 du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire (règl (CE) n°40/94). En Europe, les registres des marques communautaires sont tenus par l’Office pour l’Harmonisation dans le Marché Intérieur. Le contenu de la demande de marque communautaire est fixé par les règles 1 et 2 du règlement communautaire n°2868/95 portant modalités d’application du règlement (CE) n°40/94 du Conseil sur la marque communautaire (dit « règlement d’exécution »). La règle 1re dispose:

« La demande d’une marque communautaire doit contenir:

(…)

c) une liste des produits et services pour lesquels l’enregistrement de la marque est demandée, conformément à la règle 2;

d) une représentation de la marque, conformément à la règle 3;(…) »

A l’échelle nationale ou communautaire, une marque est ainsi protégée pour les produits ou services désignés par le dépôt.

b) Une convergence soutenue par la Classification internationale des produits et services

Afin d’harmoniser les enregistrements de marques, les organes de l’Organisation Mondiale pour la Propriété Intellectuelle ont adopté une Convention internationale: l’Arrangement de Nice. Adoptée le 15 juin 1957, la Classification de Nice regroupe l’essentiel des produits et services en 45 classes différentes. Elle a connu neuf éditions successives; la neuvième édition est entrée en vigueur le 1er janvier 2007. Pour en simplifier la lecture, le Comité des Experts de l’OMPI édite un résumé de chaque classe, permettant à tout déposant de retrouver facilement la classe pertinente. Le mécanisme est celui de l’apparentement. Il suffit ensuite au déposant de retrouver, dans la (ou les) classes pertinentes, le libellé approprié.

Tout allait donc pour le mieux, dans le meilleur des mondes des marques: elles étaient protégées pour les produits et services exactement désignés par l’enregistrement, la liste des produits et services étant harmonisés par la Convention de Nice. Les concurrents et les tiers du déposant de marque étaient informés du contenu précis de la protection revendiquée par celui-ci.

Néanmoins la communication n°4/03 du 16 juin 2003 du Directeur général de l’OHMI est venu créer une divergence fondamentale, dans l’appréciation de la portée des dépôts (donc de protection effective des marques), entre l’Office communautaire et l’INPI. Cette communication crée des marques à géométrie variables, protégées pour des produits ou services évolutifs, voire pour… des produits ou services secrets…

II. Caractère instable des demandes communautaires

La communication n°4/03 du 16 juin 2003 du Directeur de l’OHMI ne concerne que les marques communautaires: elle ne s’impose pas à l’INPI, ni à aucun office national.

En substance, le directeur de l’OHMI souhaite apporter une clarification sur la pratique de l’Office communautaire dans l’appréciation des demandes de marques. La communication donne des lignes d’interprétation du contenu des demandes de marque. (a) Ce faisant, ces principes directeur ont donné force juridique aux résumés de la classification, ce qui n’était envisagé par aucune instance internationale jusqu’à présent (b).

a) Principes d’interprétation des résumés des classes par l’OHMI

En substance, la communication n°4/03 peut être ainsi résumée:

– conformément à la règle 2.2 du règlement d’exécution (n°2868/95), la liste des produits et services de la demande communautaire doit être établie de manière à faire apparaitre clairement leur nature, conformément à la Classification de Nice;

– le fait d’utiliser des indications générales ou les intitulés de classe est une spécification correcte (ndlr: donc de telles demandes franchissent la procédure d’examen, ce qui ne serait pas certain en France) ;

– les 34 classes de produits et 11 classes de services comprennent la totalité des produits et services, en conséquence de quoi l’utilisation de toutes les indications générales de l’intitulé de classe d’une classe particulière constitue une revendication à l’égard de tous les produits ou services relevant de cette classe particulière.

La première affirmation n’appellent aucune critique: le demandeur doit déposer une demande de marque communautaire pour des produits et services clairement identifiables. Cette exigence permet à l’office et aux tiers de comprendre la portée des droits réservés par l’enregistrement.

La deuxième affirmation est moins convaincante. Les intitulés de classe pourraient constituer une spécification correcte; mais dans certains cas, il est permis d’en douter.

En faveur de ce deuxième principe: certains intitulés de classes contiennent des produits et services exactement désignés, de manière autonome, par la Convention de Nice. Prenons un exemple: la classe n°25. Cette classe a pour entête: vêtements, chaussures, chapellerie. Dans une approche globale, elle contient tous les produits identiques ou similaires aux vêtements, aux souliers, et aux chapeaux. Dans une approche spécifique, elle contient effectivement le libellé « vêtements » (n° d’ordre V0168), le libellé « chaussures » (n° d’ordre C0616) et le libellé « chapellerie » (n° d’ordre C0495). Toute marque désignant des chaussures sera classée en classe 25. Une marque peut désigner les vêtements, chaussures, chapellerie, dont les libellés seront classés en classe 25; cette désignation est correcte, et les tiers comprendront la portée exacte de la marque.

En défaveur de ce second principe: d’autres « intitulés de classe », au contraire, ne présentent pas la même correspondance avec des produits et services particuliers. Tel est le cas de la classe 20, dont le résumé contient la désignation suivante: « produits, non compris dans d’autres classes, en bois, liège, roseau, jonc, osier, corne, os, ivoire, baleine, écaille, ambre, nacre, écume de mer, succédanés de toutes ces matières ou en matières plastiques ». La désignation est relative (produits « non compris dans d’autres classes ») et comprend l’indication de leur matière, et non leur destination ou de leur fonction. Pour les non-spécialistes, que peut bien recouvrir une marque désignant de tels produits ? Mystère…

Enfin, la troisième affirmation du Directeur de l’OHMI, dans cette communication, est fortement contestable. En substance, l’interprétation était la suivante: au motif pris que la Classification de Nice est censée couvrir l’intégralité des produits et servies du commerce, la désignation, par une demande de marque, du résumé de la classe équivaut à désigner pour tous les produits contenus dans la classe de référence.

b) Instabilité de cette interprétation

Le mécanisme est complexe à énoncer, mais simple à appliquer. Prenons un nouvel exemple: la classe 27 de la Classification de Nice. Cette classe a pour résumé d’entête la formule suivante: « Tapis, paillassons, nattes, linoléum et autres revêtements de sols; tentures murales non en matières textiles« . En désignant ces seuls produits, le déposant couvre l’intégralité des produits désignés par cette classe. Au jour de publication de cet article, les libellés de la classe 27 de la classification de Nice comprennent les produits suivants: « carpettes; descentes de bain [tapis]; gazon artificiel; gratte-pieds [paillassons]; linoléum; nattes; nattes de corde tissée pour pistes de ski; paillassons; papiers de tenture; papiers peints; produit servant à recouvrir les planchers; revêtements de planchers; revêtements de sols; revêtements de sols en vinyle; nattes de roseau; sous-tapis; tapis; tapis antiglissants; tapis de gymnastique; tapis pour automobiles; tapis-brosses [paillassons]; tapisserie [tentures murales] non en matières textiles; tentures murales non en matières textiles; toile cirée [linoléum]« . Par application du 3e principe d’interprétation, les papiers peints, pourtant non visés par le libellé de dépôt, sont également désignés, de manière sous-entendue.

Cette interprétation conduit à donner une force juridique à l’entête des classes, ce qui n’est prévu par aucun texte. En outre, elle aboutit à créer des marques à géométrie variable, dont la portée ne peut être exactement appréciée par les tiers.

Les principes directeurs de cette communication susciteront nécessairement des problèmes d’application dans le temps.

En effet, la classification de Nice a connu neuf éditions, dont une récente refonte majeure. La septième édition est ainsi entrée en vigueur le 1er janvier 1997.

La septième édition ne contenait que 42 classes de produits et services.

la classe 42 contenait à la fois les services d’hébergement et de restauration et les services juridiques… sans possibilité de confusion les uns avec les autres (même si la pratique des services juridiques nourrissent l’esprit). Le résumé de la classe 42 de la septième édition était le suivant: Restauration (alimentation); hébergement temporaire; soins médicaux, d’hygiène et de beauté; services vétérinaires et d’agriculture; services juridiques; recherche scientifique et industrielle; programmation pour ordinateurs; services qui ne peuvent pas être rangés dans une autre classe. Aujourd’hui, ces services sont ventilés dans les classes 42 (services scientifiques et technologiques), 43 (hébergement et restauration), 44 (services médicaux et vétérinaires) et 45 (services juridiques).

Si nous appliquons la décision n°4/03 aux marques communautaires déposées antérieurement à 1997, qui désignaient l’ancienne classe 42 en ayant recours au résumé de la classification, devons-nous considérer que ces enregistrements couvrent également l’intégralité des services des classes 42 à 45 ?

Une telle conclusion est logique, mais contraire au principe de spécialité et aux objectifs des règlements communautaires, qui protègent des marques pour des produits et services exactement désignés par le dépôt.

Notons que certains libellés de produits et services sont récents, car ils ne sont apparus qu’avec le développement de certaines technologies. Tel est le cas de la réservation de noms de domaine, actuellement apparentés aux services juridiques de la classe 45. Une marque antérieure à la 9e édition de la classification, employant les résumés des classes, couvre-t-elle également ce nouveau service ?

De troisième part, une même classe de produits et services peut contenir des libellés très éloignés les uns des autres. La plus emblématique est la classe 09, dont le résumé est le suivant: Appareils et instruments scientifiques, nautiques, géodésiques, photographiques, cinématographiques, optiques, de pesage, de mesurage, de signalisation, de contrôle (inspection), de secours (sauvetage) et d’enseignement; appareils et instruments pour la conduite, la distribution, la transformation, l’accumulation, le réglage ou la commande du courant électrique; appareils pour l’enregistrement, la transmission, la reproduction du son ou des images; supports d’enregistrement magnétiques, disques acoustiques; distributeurs automatiques et mécanismes pour appareils à prépaiement; caisses enregistreuses, machines à calculer, équipement pour le traitement de l’information et les ordinateurs; extincteurs.

Par application de la décision n°4/03 du 16 juin 2003, une marque communautaire désignant le résumé de la classe 09 couvre également… des accélérateurs de particules (n° d’ordre A0017), des bouchons pour les oreilles (n° d’ordre O0109) ou des tapis de souris (n° d’ordre T0114). Or, de tels produits ne sont pas exactement désignés par un dépôt reprenant le résumé de la classe 09. Si les tiers ne peuvent ignorer l’existence d’un enregistrement antérieur dans une classe, peuvent-ils en apprécier toute la portée lorsque les produits désignés reprennent le résumé de la classe d’appartenance ?

Conclusion

Dès lors, pour garantir la sécurité des tiers et des déposants, peut-être l’OHMI pourrait-elle abroger la communication n°4/03 du 16 juin 2003, en exigeant que les marques communautaires déposées désignent exactement les produits et services qu’elles vont couvrir… Le déposant aurait la charge de dresser une liste exhaustive de ses activités et gammes de produits, ce qu’il a toujours fait devant les offices nationaux. Cela n’affecterait pas la souplesse saluable dont fait preuve l’OHMI dans l’acceptation des limitations et des restrictions de produits situés dans une même classe.

Les risques d’erreur par les déposants dans l’enregistrement de leurs droits, ou l’interprétation des droits des tiers, seraient atténués.