Dans une décision du 24 septembre 2008, le Tribunal de Grande Instance de Paris a jugé qu’une société ne pouvait opposer l’échec commercial d’une invention pour se soustraire à la rémunération supplémentaire des salariés qui en sont les inventeurs (Tribunal de Grande instance de Paris, 3e Chambre, 24 septembre 2008 (RG 2007/10222), Florence Levasseur (épouse Cruz) c/ Laboratoire Goëmar SA).
Entre 1986 et 2006, les laboratoires Goëmar emploient Madame Florence Cruz en tant qu’agent de maitrise. Sur la même période, son employeur dépose sept brevets d’invention, qui la nomment comme co-inventeur:
– brevet n°92 08387 déposé le 7 juillet 1992, et intitulé « compositions à usage agricole de la laminarine; procédé de culture de plantes utilisant ces compositions;
– brevet n°94 05795 déposé le 11 mai 1994, et intitulé « composition cosmétique ou pharmaceutique, notamment dermatologique contenant de la laminarine ou des oligosaccharides dérivés de laminarine »;
– brevet n°97 03386 déposé le 19 mars 1997, et intitulé « composition et procédé pour la stimulation de la germination des grains de pollen »;
– brevet n°97 04847 déposé le 18 avril 1997, et intitulé « composition et procédé pour la stimulation des défenses naturelles des plantes en particulier des céréales et notamment du blé ainsi que de la pomme de terre »;
– brevet n°97 09168 déposé le 18 juillet 1997, et intitulé « procédé pour la stimulation des défenses naturelles de plantes agronomiquement utiles et composition pour la mise en oeuvre de ce procédé »;
– brevet n°98 01237 déposé le 3 février 1998, et intitulé « médicament pour le traitement des dérèglements de l’apoptose »;
– brevet n°99 01799 déposé le 15 février 1999, et intitulé « procédé pour augmenter le traitement des récoltes des plantes agronomiques par stimulation de la germination des grains de pollen ».
En 2006, Madame Florence Levasseur perçoit 1 000 € en sa qualité de co-inventeur pour deux des brevets précédemment mentionnés, et 500 € au titre de son activité inventive globale.
Jugeant cette rétribution complémentaire insuffisante, elle saisit le Tribunal de Grande instance de Paris, et réclame 80 000 € au titre de son activité inventive globale, couvrant l’ensemble des brevets déposés, et la reconnaissance de sa qualité de co-inventeur sur les brevets commercialisés.
A l’appui de ses demandes, Madame Levasseur-Cruz invoque l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle, lequel dispose:
« Si l’inventeur est un salarié, le droit au titre de propriété industrielle, à défaut de stipulation contractuelle plus favorable au salarié, est défini selon les dispositions ci-après :
1. Les inventions faites par le salarié dans l’exécution soit d’un contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses fonctions effectives, soit d’études et de recherches qui lui sont explicitement confiées, appartiennent à l’employeur. Les conditions dans lesquelles le salarié, auteur d’une telle invention, bénéficie d’une rémunération supplémentaire sont déterminées par les conventions collectives, les accords d’entreprise et les contrats individuels de travail. »
L’article 19 II 2° de la Convention collective des industries chimiques, applicable en l’espèce, dispose que:
« si dans un délai de dix ans consécutifs au dépôt d’un brevet pour une invention visée au présent paragraphe II, ce brevet a donné lieu à une exploitation commerciale ou industrielle, directe ou indirecte, l’agent de maîtrise ou le technicien dont le nom est mentionné dans le brevet a droit à une rémunération supplémentaire, en rapport avec la valeur de l’invention, et cela même dans le cas où l’agent de maîtrise ou le technicien ne serait plus en activité dans l’entreprise. Le montant de cette rémunération supplémentaire, qui pourra faire l’objet d’un versement unique, sera établi forfaitairement en tenant compte du cadre général de la recherche dans laquelle s’est placée l’invention, des difficultés de la mise au point pratique, de la contribution personnelle originale de l’inventeur et de l’intérêt économique de l’invention (…) »
De jurisprudence constante, même si la cause de l’emploi de l’inventeur consiste à faire preuve d’activité inventive et à élaborer des solutions techniques, la rémunération supplémentaire prévue à l’article L 611-7 du Code de la propriété intellectuelle ne se confond pas avec le salaire, et ne doit pas être indexé sur celui-ci. Ainsi, selon le Tribunal:
« Il est constant qu’il ne résulte d’aucun texte légal ou conventionnel applicables que la rémunération due au salarié, auteur d’une invention de mission [NDR: invention réalisée dans le cadre d’un contrat de travail comportant une mission inventive, et comme telle soumise à l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle], doive être fixée en fonction du salaire ».
Pour déterminer la part de rémunération supplémentaire allouée à l’inventeur-salarié, le Tribunal de grande instance apprécie l’exploitation effective des brevets en question. Le Tribunal relève que la convention collective prévoit quatre critères d’appréciation: le cadre général de l’invention, les difficultés de mise au point pratique, la contribution personnelle de l’inventeur et enfin l’intérêt commercial de l’invention. Néanmoins, la loi ne distingue pas entre les brevets exploités et les brevets non exploités. Aussi, le Tribunal considère que la Convention collective est moins favorable au salarié que les dispositions légales. Il décide donc que les conditions expressément prévues par la Convention collective ne sont pas applicables. Madame Levasseur-Cruz est donc en droit de recevoir une rémunération complémentaire pour l’intégralité des brevets déposés, qu’ils soient ou non exploités.
L’inexploitation d’un brevet mis au point par un salarié n’écarte donc pas sa créance de rémunération complémentaire. En l’espèce, le Tribunal pose le principe d’une rémunération pour chaque brevet d’invention délivré. L’approche du tribunal peut sembler objective. En effet, certains brevets d’invention sont déposés sans intention d’exploitation intensive par leur titulaire, dans le seul but d’obtenir ou de préserver un avantage stratégique.
Cette interprétation de l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle est cependant critiquable, car le législateur donne clairement aux Conventions collectives le rôle de déterminer les conditions de rémunération des salariés: « Les conditions dans lesquelles le salarié, auteur d’une telle invention, bénéficie d’une rémunération supplémentaire sont déterminées par les conventions collectives, les accords d’entreprise et les contrats individuels de travail ». En écartant l’application des conditions prévues par la Convention collective, le Tribunal fait preuve d’une certaine audace.
La défense du salarié passe-t-elle nécessairement par l’inapplication des accords de branche et des conventions collectives ?
Le critère « d’intérêt commercial » présente ainsi un intérêt évident: la juste rémunération du salarié co-inventeur peut être indexée sur l’apport qu’il réalise à l’état de la technique, et donc sur la qualité du brevet. L’appréciation de la rémunération complémentaire à laquelle un salarié peut prétendre ne dépend pas du seul chiffre d’affaires réalisés sur chaque brevet d’invention, mais également de la valeur intrinsèque du brevet d’invention, par référence aux recherches qu’il a nécessité, aux techniques mises en œuvre, à sa transposabilité dans d’autres secteurs d’activité.
Le Tribunal pose donc en principe que l’échec commercial du brevet n’est pas opposable au salarié: celui-ci n’aurait pas à subir les déboires de mauvais choix stratégiques, marketing, de licences ou d’exploitation. En sa qualité de salarié inventeur, il bénéficierait donc, selon le Tribunal de Paris, d’une créance sur une valeur objective, déterminée à dire d’expert.
Néanmoins, une telle décision apporte une certaine incertitude sur la valeur d’un brevet d’invention d’un salarié, qui semble être gagnant dans toutes les circonstances, au détriment de l’employeur: soit le brevet a une immense valeur intrinsèque, et le salarié obtient un complément salarial important; soit le brevet n’a aucune valeur en lui-même, et le salarié peut tout de même prétendre à un complément forfaitaire; soit le brevet a une faible valeur initiale, mais sera valorisé par la stratégie d’entreprise mise en oeuvre, et le salarié bénéficie des efforts de valorisation de son employeur.
La valeur pécuniaire d’une invention en elle-même est difficilement appréciable, car l’intérêt du brevet réside en grande partie dans sa valorisation. Ainsi, l’appréciation des critères objectifs de rémunération complémentaires appelle encore quelques précisions réglementaires ou jurisprudentielles.