Les équivalents étrangers: appréciation du risque de confusion dans une société multilinguiste

Environ 1,5 millions de marques sont actuellement en vigueur en France, si bien que certaines « collisions » ne manquent pas de se produite entre les titulaires de droits antérieurs et de nouveaux déposants.

Pour pallier à l’indisponibilité de termes évocateurs de leurs activités, les déposants sont enclins à utiliser les langues étrangères, notamment l’anglais, langue usuelle des affaires affichant quelques supposées vertus internationales.

Le dépôt d’une marque dans une langue étrangère est-elle suffisante pour lui conférer une distinctivité suffisante, c’est-à-dire écartant tout risque de confusion avec une marque antérieure ? Plusieurs cas se sont posés sur le dépôt de marques en langue anglaise, confrontées à leurs équivalents dans d’autres langues.

L’étude des pratiques française et américaine révèle quelques similitudes dans l’appréciation du risque de confusion.

En France, le risque de confusion entre deux marques comprend le risque d’association. Cela signifie qu’une demande de marque peut être refusée à l’enregistrement lorsque le consommateur d’attention moyenne, n’ayant pas simultanément les deux marques sous les yeux, peut légitimement penser que la seconde est la déclinaison de la première, ou que les entreprises qui les exploitent sont économiquement liées.

En conséquence, l’INPI rejette les demandes d’enregistrement qui sont les traductions exactes des marques antérieures. Ainsi, statuant sur un recours contre une décision de l’Office français, la Cour d’appel de Paris a pu reconnaître la similitude intellectuelle lorsque la marque seconde était un synonyme, même choisi dans une langue étrangère ou dans un langage scientifique et ne présentant aucune similitude visuelle ou phonétique avec la marque antérieure. Tel est le cas de la demande de marque PETIT DEJEUNER DE LA PEAU déposée pour des produits cosmétiques, qui imite la marque SKINBREAKFAST antérieure, qui couvre les mêmes produits (CA. Paris 17 décembre 2003; PIBD 2004,III, p. 268). La Cour avait retenu la connaissance des termes SKIN et BREAKFAST dans le langage courant, par le consommateur français, lequel pouvait les traduire sans difficulté.

Aux Etats-Unis, le risque de confusion entre des traductions suit un mécanisme similaire. L’office américain des marques (USPTO) applique la théorie des équivalents étrangers. Ce pays est à l’échelle d’un continent, et plusieurs langues se côtoient pour des raisons historiques. Dans une récente décision de la Commission des audiences et recours en matière de marques (Trial and Appeal Board), l’Office américain des marques a refusé l’enregistrement de la demande de marque La Peregrina pour désigner des bijoux. Le refus est motivé par le risque de confusion avec l’enregistrement antérieur Pilgrim, déposé pour des produits similaires.

Les signes La Peregrina et Pilgrim demeurent différents dans leur construction: la demande est composée de deux termes, dont un déterminant et le majeur d’une longueur de neuf lettres; l’enregistrement antérieur comprend un seul mot de sept lettres. Les marques en cause n’ont aucune séquence identique.

Pourtant, La Peregrina signifie en espagnol « la pélerine »; de même, Pilgrim signifie en américain « pèlerin ». D’un point de vue sémantique, l’un est le féminin de l’autre, pris dans une autre langue. Si les signifiés diffèrent, les signifiants sont quasiment identiques.

L’Examinateur de l’USPTO a considéré que la population hispanophone vivant aux Etats-Unis comprendrait La Peregrina comme l’équivalent de Pilgrim en anglais. La demande de marque a donc été rejetée.

La société La Peregrina Ltd a introduit un appel de la décision de l’Examinateur, considérant que les consommateurs ne traduiraient pas automatiquement le terme espagnol en anglais. Le TTAB rappelle alors que la doctrine des équivalents étrangers s’appliquait lorsqu’il était établi qu’un consommateur moyen, mis en présence du terme étranger, allait le traduire en américain. L’américain reste naturellement la langue de référence pour l’USPTO. D’autre part, le TTAB a relevé qu’un nombre non négligeable de consommateurs américains comprennent à la fois l’américain et l’espagnol. Le déposant ne présentait pas la preuve irréfutable selon laquelle le terme ne serait pas traduit, du fait de la situation du marché ou de l’environnement commercial dans lequel la marque serait utilisée.

En conséquence, le refus d’enregistrement a été confirmé par le TTAB.

La doctrine des équivalents étrangers de l’USPTO présente des similitudes importantes avec la jurisprudence française. Néanmoins, une différence d’importance mérite d’être relevée: la situation du marché et l’environnement commercial dans lequel la marque évolue ne sont pas des critères d’appréciation du risque de confusion. Les critères se limitent au caractère courant des termes étrangers. l’appréciation du marché de référence se situe « en amont » de la réflexion, par la définition du public auquel la marque est destinée.

Faut-il s’inspirer de cette doctrine à l’échelle communautaire, notamment lors de l’appréciation d’un risque de confusion entre une marque communautaire et un enregistrement national ? Nous ne le pensons pas. En effet, l’application d’une doctrine des équivalents étrangers apparaît très difficile dans une Europe morcelée en plusieurs groupes linguistiques distincts: à produits et services similaires, il n’apparaît pas opportun de refuser un enregistrement au seul motif que sa traduction a été enregistrée dans l’une des autres langues officielles de l’Union européenne. Encore faut-il démontrer que le terme est courant au sein de l’Etat de référence et que la marque sera aisément comprise par le consommateur moyen.

La diffusion de l’anglais comme langue des affaires emporte une conséquence prévisible: la distinctivité des marques composées de termes anglo-saxons s’affaiblit, et celles-ci sont plus exposées aux refus d’enregistrement sur opposition.