Le monopole d’exploitation accordé au titulaire d’une marque n’est maintenu que sous réserve d’une exploitation effective, réelle est sérieuse: celui qui n’exploite pas sa marque pour les produits désignés par l’enregistrement est susceptible de la perdre. L’action judiciaire visant à radier une marque adverse est appelée « action en déchéance ».
Toutefois, le législateur a pris en compte le caractère vivant des marques. Ainsi, selon l’article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle, une marque exploitée sous une forme modifiée sera maintenue en vigueur. Les droits de marques du titulaire seront pleinement opposables à ses concurrents.
Le texte pose toutefois une condition: la marque doit être exploitée sous une forme « n’en altérant pas le caractère distinctif ». Ainsi, des modifications mineures de la marque n’emportent pas de risque de déchéance, si au fil du temps la marque enregistrée n’a pas perdu de son essence, ni de son identité.
Par exemple, la simple suppression d’un trait d’union (Cour d’appel de Paris, 7 février 2001, « Cinéfil », PIBD 2001-III-345) ou d’une préposition (Cour d’appel de Paris, 8 septembre 2004, PIBD 2004-III-660) n’entraîne pas la déchéance de la marque. De même, l’adjonction d’une forme graphique particulière n’altère pas le caractère distinctif d’une marque dénominative (Cour d’appel de Paris, 26 janvier 2007, PIBD 2007-III-250).
Dans le cadre d’une action en contrefaçon opposant la société Yves Saint Laurent Parfums à la société DR (enseigne Au Nom de la Rose), cette dernière invoquait la déchéance d’un enregistrement IVRESSE, exploité sous la forme YVRESSE.
Les faits peuvent être ainsi résumés.
Par contrat du 19 octobre 2005, la société Yves Saint Laurent Parfum acquiert l’enregistrement français IVRESSE n°1 507 470, déposé le 2 février 1979 (et régulièrement renouvelé), pour désigner différents produits de la classe 3 de la Classification internationale de Nice, et notamment la parfumerie.
Le contrat a été régulièrement enregistré au Registre National des Marques.
La société DR a commercialisé, sous l’enseigne « Au Nom de la Rose », des roses et des produits aux essences de roses. Yves Saint Laurent Parfum faisait grief à la société DR de commercialiser, sous la dénomination IVRESSE, une gamme de produits odoriférants: brume d’oreiller, bougie, spray d’intérieur… Plusieurs constats d’huissier de justice relève cette commercialisation.
La société DR conteste alors l’exploitation, par Yves Saint Laurent, de la marque IVRESSE:
– d’une part en raison du caractère tardif de l’acquisition;
– d’autre part en raison de la modification du signe (YVRESSE n’est pas IVRESSE).
Mais l’essence de rose peut contenir des épines, que l’ivresse du procès occulte.
Ainsi, les débats ont révélé que la société Yves Saint Laurent Parfum commercialisait, sous la dénomination YVRESSE, un parfum ainsi que des produits dérivés de ces parfums (savon, déodorants, laits de toilette, eau de toilette), de manière continue depuis 1996.
Le fait que Yves Saint Laurent ait acquis la marque IVRESSE n°1 507 470 postérieurement à cet usage apparaît indifférent: la Cour considère que l’exploitation de la marque IVRESSE par Yves Saint Laurent Parfum, entre 1996 et 2005, a été réalisé avec le consentement du propriétaire initial de la marque, la société Varanne.
En effet, selon l’article L 714-5 du Code de la propriété intellectuelle, l’exploitation d’une marque avec le consentement du propriétaire est prise en compte pour faire échec à la déchéance.
Cette motivation de la Cour d’appel ne manque pas de surprendre, car rien n’indique qu’une licence était inscrite au Registre National des Marques. Ainsi, la société DR n’était peut-être pas en mesure d’estimer les risques effectifs liés à l’exploitation d’un signe IVRESSE pour des roses et des essences de rose.
Les modifications du signe ont été jugées suffisamment faibles pour écarter la déchéance invoquée par la société DR: « (…) considérant en effet que la substitution d’un Y purement évocateur du prénom du couturier Yves Saint-Laurent au I de « Ivresse », n’affecte en aucune manière le caractère distinctif de cette dénomination dès lors que la signification intellectuelle demeure inchangée, la perception phonétique strictement identique et l’apparence visuelle très ressemblante en dépit de la circonstance que la modification intervenue concerne la lettre d’attaque du signe verbal ».
La Cour d’appel conclut alors que l’usage d’YVRESSE pour des parfums (et ses produits dérivés) justifie d’une exploitation sérieuse de l’enregistrement antérieur IVRESSE. En conséquence, elle refuse de prononcer la déchéance de la marque.
La Cour d’appel considère donc que les exceptions aux déchéance, prévues aux articles L. 714-5 al 2, a) et b), peuvent être combinés: sera assimilé à un usage réel et sérieux l’usage sous une forme modifiée, n’altérant pas le caractère distinctif, effectué avec le consentement du propriétaire de la marque.
L’action en contrefaçon d’Yves Saint Laurent Parfum étant fondé sur un titre exploité, la Cour d’appel infirmera le jugement, et condamnera la société DR (Au nom de la Rose). Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenenmus1…
1 Umberto Ecco: Le Nom de la Rose, Editions Fabbri-Bompani, 1980.